Fernando Pessoa, employé de bureau
25 janeiro 2016 às 12h52

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Pour ceux qui, aujourd’hui, mesurent l’importance d’un homme au solde de son compte en banque, Fernando Pessoa n’aurait décidément pas été quelqu’un qui puisse donner des conseils en matière d’entrepreneuriat

Adelto Gonçalves
Traduzido por Jacques Boutard*
En janvier 1926, à 38 ans, ayant quelque expérience dans le domaine économique et commercial, le poète Fernando Pessoa (1888-1935) comprit qu’il avait les connaissances suffisantes pour éditer une publication mensuelle ayant trait à ces deux secteurs, la Revista de Comércio e Contabilidade, qu’il fonda à Lisbonne en partenariat avec son beau-frère Francisco Caetano Dias. Mais, en considérant les choses sans parti pris, la seule expérience professionnelle que possédait le poète était celle d’un entrepreneur désastreux et d’un employé de bureau, d’un comptable, comme son hétéronyme Bernardo Soares qui, s’il avait de l’expérience, ne pourrait lui être utile qu’à enseigner l’art de la comptabilité. En vérité, Pessoa gagnait plutôt sa vie comme traducteur de l’anglais au portugais, ce qui lui permettait d’exercer son activité pour diverses firmes commerciales, profitant, ainsi de la lourde dépendance du Portugal à l’égard de l’Angleterre.
Comme entrepreneur, en effet, il n’eut jamais de succès : sa propre publication consacrée au commerce et à la comptabilité ne connut qu’une vie éphémère, avec seulement six numéros parus, et son atelier de typographie et d’édition, « Íbis », installé en 1907 dans le quartier de Glória, fit rapidement faillite. En 1921 il fonda la maison d’édition Editora Olisipo, une entreprise commerciale ruineuse. Il y publia ses “English Poems I et II”, ainsi que “English Poems III” et “A Invenção do Dia Claro”, d’Almada Negreiros (1893-1970). En 1923, la maison Olisipo lança le pamphlet “Sodoma Divinizada”, de Raul Leal (1886-1964), qui fut la cible d’une attaque moralisatrice de la part de la Ligue des Étudiants de Lisbonne et fut saisi sur ordre du gouvernement, de même que les “Canções”, de António Botto (1897-1959). [Tous les exemplaires des deux ouvrages furent brûlés sur ordre du gouverneur le Lisbonne en mars 1923, NdE]
Avec Olisipo, Pessoa avait l’intention de lancer une série de livres importants — la plupart traduits (ou dont la traduction était prévue) par lui-même, peut-être pour minimiser les coûts. Dans l’atmosphère provinciale de la Lisbonne de son époque, qui comptait une demi-douzaine de librairies et de maisons d’édition, cette branche n’était pas non plus très prometteuse pour qui ne disposait pas de ressources plus importantes pour se lancer dans des entreprises plus osées, sur un marché restreint et déjà accaparé par quelques maisons traditionnelles qui se coudoyaient dans les quartiers du Chiado et de la Baixa.
Cependant, si l’on tient compte de la bonne formation que Pessoa avait reçue en Afrique du Sud de 1896 à 1905, on aurait pu espérer qu’il ait plus de succès dans sa vie professionnelle — “la vie telle qu’elle aurait pu être, et ne fut pas”, comme aurait dit le poète Manuel Bandeira (1886-1968) —, et non pas celle d’un obscur employé de bureau, qui l’obligeait à vivre dans des chambres minuscules, chez des parents ou en location, rue de la Glória, Place do Carmo, ou dans les rues Passos Manuel, Pascoal de Melo, D. Estefania et Almirante Barroso, entre autres lieux, jusqu’à ce qu’il emménage définitivement dans la maison familiale du numéro 16 de la rue Coelho da Rocha, où il vécut les 15 dernières années de sa vie et qui est aujourd’hui le siège de la fondation qui porte son nom.
Pour ceux qui aujourd’hui mesurent l’importance d’un homme au solde de son compte en banque, Fernando Pessoa n’aurait décidément pas été quelqu’un qui puisse donner des conseils en matière d’entrepreneuriat ou de gestion commerciale. Il ne trouva même pas, au retour de son séjour en Afrique le courage, ou, qui sait, les ressources financières nécessaires pour aller étudier à la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne, comme il en avait pourtant l’intention. Il aurait peut-être fait une brillante carrière comme professeur, s’il avait pu d’abord surmonter sa timidité, ce dont il se montra toujours incapable.
Au cours de ses années de formation à Durban, en Afrique du Sud, où il vécut en compagnie de sa mère et de son beau-père à l’époque de la colonisation britannique, le jeune Pessoa eut l’occasion d’étudier à la Convent School, une école (lycée) privée, puis à la Commercial School, de 1902 a 1903, et à la Durban High School, sous la direction de Mr. W.H. Nicholas, un homme d’une personnalité remarquable qui fournit peut-être le modèle de son hétéronyme Ricardo Reis.
À la Durban High School, il suivit un cours de comptabilité et de commerce, après un parcours brillant au lycée dans les matières littéraires, comme on peut en juger à la lecture du livre Fernando Pessoa en Afrique du Sud : la Formation anglaise de Fernando Pessoa d’Alexandre E. Severino (Lisbonne, Éditions Dom Quixote, 1983). S’il avait reçu une éducation essentiellement littéraire jusque là, qu’est-ce qui avait bien pu l’amener à un si brutal changement d’orientation ? Il est probable que sa famille pensait qu’une formation commerciale lui donnerait des connaissances pratiques plus utiles pour gagner sa vie. Sans oublier que dans cette colonie britannique, il n’existait pas à cette époque d’écoles supérieures, qui n’y furent créées qu’à partir de 1918. S’il l’avait voulu (et pu), il aurait donc été obligé de s’inscrire dans un cycle d’enseignement supérieur à Londres.
Qui qu’il en soit, ce fut dans son bagage de connaissances commerciales que Fernado Pessoa puisa quand il décida d’écrire des textes pour la Revue de Commerce et de Comptabilité. Ce sont des textes un peu candides du point de vue commercial, où l’on trouve bien une vision du monde de la publicité, mais qui portent la marque évidente de l’homme de lettres qui les a rédigés. Au point d’amener l’écrivain, poète et journaliste portugais António Mega Ferreira, ancien rédacteur en chef du Jornal de Letras, à les recueillir dans Fernando Pessoa. O Comércio e a Publicidade (Lisboa,Cinevoz/Lusomedia, 1986).
Ces textes sont maintenant traduits en italien sous le titre : “Fernando Pessoa: Economia & Commercio: Impresa, Monopolio, Libertà” (Perugia, Edizioni dell´Urogallo, 2011), traduits par le professeur Brunello De Cusatis, de la Faculté de Lettres et de Philosophie de l’Université de Pérouse, qui les a éclairés d’une excellente introduction. Le volume comprend également en guise d’épilogue le brillant essai “O Evolucionismo Comercial de Fernando Pessoa”, du poète, traducteur et essayiste Alfredo Margarido (1928-2010), récemment décédé, à la mémoire duquel le livre est dédié.
Tout ce qui est dit ci-dessus peut se vérifier dans cet extrait: “Un commercial, quel qu’il soit, n’est rien d’autre qu’une personne au service du public, ou d’un public ; et il reçoit un paiement pour la prestation de ce service, ce qu’on appelle son «profit»,. Or, toute personne qui sert doit, nous semble-t-il, chercher à satisfaire celui qu’il sert. Pour cela il est nécessaire d’étudier ceux qu’on sert (…) ; en partant, non du principe que les autres pensent comme nous, ou doivent penser comme nous (…), mais du principe que, si nous voulons servir les autres (pour en tirer un profit ou non), c’est nous qui devons penser comme eux ”. (FERREIRA, 1986, p. 46).
On peut conclure, à la lecture de ce texte, que Pessoa était quelque peu en avance sur son temps. En fin de compte, à une époque où la publicité peinait à s’imposer, peu de fabricants tenaient compte des études de marché avant de lancer un produit quelconque. Ils se comportaient comme des seigneurs tout-puissants qui n’avaient de comptes à rendre qu’à leur propre intuition et à leurs propre goûts, et le public n’avait qu’à consommer ce qu’on lui proposait. D’ailleurs, la concurrence était réduite au minimum. Pessoa, quant à lui, était d’avis qu’il fallait s’informer des goûts du consommateur avant de lancer quelque nouveau produit que ce soit sur le marché. C’était une démarche révolutionnaire.
Ce fut à partir de 1925 que Pessoa commença à travailler aussi dans le domaine de la publicité et de la réclame, lorsqu’il fit la connaissance de. Manuel Martins da Hora, qui serait le fondateur de l’Entreprise Nationale de Publicité, la première agence de publicité du Portugal. Mais l’expérience ne connut pas un grand succès, comme le rappelle De Cusatis dans son introduction. Ce fut autour de 1926-1927 que le poète imagina un slogan pour le Coca-Cola, que la firme Moitinho d´Almeida Lda était en train de lancer au Portugal., et pour laquelle le poète travaillait comme prestataire de services indépendant.
Le slogan disait : « Primeiro estranha-se. Depois entranha-se (D’abord c’est étrange. Ensuite on s’y attache, ou, en français de pub moderne, D’abord ça étonne, ensuite ça cartonne) ». Il y a là un jeu de mots qu’on peut trouver inventif ou génial mais qui masquait une certaine allusion que, même aujourd’hui, le plus intrépide des publicitaires n’oserait pas formuler, surtout s’il se préoccupe du bien de son client. En d’autres termes, ce que cela voulait dire était que, d’abord, la boisson avait un goût un peu étrange pour l’époque, mais qu’ensuite, en persistant, elle pourrait mener à une forme d’extase en rapport avec sa toxicité.
Le résultat était évident : il ne fallut pas longtemps pour que les autorités sanitaires de Lisbonne interdisent la distribution du produit et décident de son embargo. Il faut en convenir : du point de vue commercial, ce fut un désastre. À tel point que Coca-Cola ne put revenir sur le marché portugais qu’un demi-siècle plus tard, à la fin de la dictature fasciste (1928-1974), dont la figure de proue fut le professeur António de Oliveira Salazar (1889-1970). D’un strict point de vue commercial, ce slogan ne pouvait sortir que d’un esprit inconséquent. Seul un rêveur pouvait imaginer que cela n’aurait pas de funestes conséquences pour son client, surtout dans la société portugaise de ce temps-là, où les forces du fascisme commençaient à couvrir la nation de leurs ailes sinistres. Cela ne signifie pas pour autant que le slogan était dénué de qualités.
Au contraire. Il satisfait à tout ce qu’on exige de nos jours d’un bon slogan publicitaire. Au point que récemment, au Portugal, à l’occasion du lancement du « Frize », une boisson à base de citron et de cola, le slogan fut repris sous cette forme : « Primeiro prova-se; depois aprova-se (D’abord on l’éprouve, puis on l’approuve, ou, en français de pub moderne, L’essayer, c’est l’adopter) », comme l’a noté Andréia Galhardo, de la Faculté de Sciences Humaines et Sociales de l’ Université Fernando Pessoa (UFP), de Porto, dans l’article “Sobre as práticas e reflexões publicitárias de Fernando Pessoa” (http://bit.ly/hStOCn).
Il est clair à ce qu’on sait que, jusqu’à aujourd’hui, personne n’a écrit cela en toutes lettres, y compris parce que Pessoa a été canonisé et intronisé sur l’autel des pères de la patrie portugaise, bien que, de son vivant, personne ne lui ait jamais accordé beaucoup d’importance. Bien plus, il eut toujours du mal à publier ses propres vers, ce qui l’amena à entasser ses écrits dans un coffre qui constitue le trésor inestimable qu’il a légué à la littérature portugaise.
Mais, quoi qu’il en soit, Pessoa ne peut pas être considéré comme un génie des finances ou de la publicité, ne serait-ce que parce que, dans ces deux domaines, le génie est directement proportionnel à la capacité de faire faire des profits à ses clients, et, bien entendu, de tirer ses propres bénéfices de l’opération. Ce n’est pas une raison pour ne pas reconnaître en Pessoa, après lecture de ces textes didactiques, un fonctionnaire ayant suivi une honnête formation économique et commerciale, mais voir en lui un génie de la finance ou des marchés serait largement exagéré.
Il ne faut pas non plus oublier de signaler que Pessoa fut toujours opposé à la démocratie. C’était un païen antilibéral et anticatholique, plus enclin à embrasser les idées de la franc-maçonnerie, ce qu’il manifesta dans l’article intitulé “As Associações Secretas: análise serena e minuciosa a um projeto de lei apresentado ao Parlamento”(Les sociétés secrètes : analyse sereine et minutieuse d’un projet de loi présenté au Parlement), publié en 1935 dans le “Diário de Lisboa” ; et qu’il fut adepte d’un certain ésotérisme. Ces caractéristiques ont été soulignées par le sagace De Cusatis dans “Esoterismo, Mitogenia e Realismo Político em Fernando Pessoa. Uma Visão de Conjunto” (Ésotérisme, Mythogenèse et Réalisme Politique chez Fernando Pessoa. Une Vision d’Ensemble, Porto, Éditions Caixotim, 2005).
C’était un homme passablement contradictoire, une âme angoissée, et c’est probablement ce qui entraîna sa dépendance à l’alcool. Mais c’était surtout un poète exceptionnel. Éduqué dans des écoles qui suivaient les plus pures traditions britanniques, si, en 1905, au lieu d’aller à Lisbonne, il était allé à Londres, comme c’était son intention, pour devenir un poète anglais, on peut imaginer qu’il aurait connu une vie meilleure. Mais, là encore, nous nous aventurons sur le périlleux terrain de l’impondérable : “la vie telle qu’elle aurait pu être, et ne fut pas …”
* O texto acima, originalmente publicado em português pelo Jornal Opção em 2011, foi traduzido para o francês e publicado, recentemente, no site Tlaxcala.